Lettre de soeur Maillet à Mgr Bourget, 1876

À cause de la grande pauvreté et de l’isolement de la région et le peu d’appui des prêtres de la paroisse de Saint-Basile, les débuts des oeuvres des soeurs Hospitalières au Madawaska sont difficiles. À l’été 1876, l’avenir de cette mission qui compte à peine trois années d’existence est compromis. La lettre que sœur Maillet écrit à monseigneur Ignace Bourget, évêque de Montréal, met fin aux hésitations et aux controverses. Sur réception de la lettre de sœur Maillet, Mgr Bourget fait aussitôt avertir les deux prêtres qui devaient se rendre à Saint-Basile pour évaluer la situation d’annuler leur voyage.

La communauté-mère de Montréal continuera de soutenir la maison de Saint-Basile et d’envoyer des soeurs pour quelque temps. La situation va s’améliorer graduellement: le père Thomas F. Barry est nommé curé et la construction du premier hôpital au Madawaska débute en 1877. Grâce à l’intervention des évêques catholiques, la Loi sur les écoles neutres de 1871 ne sera pas appliquée avec rigueur.

Dans sa lettre du 18 septembre 1876, sœur Maillet signale les obstacles rencontrés, les réfute habilement et propose une solution, s’appuyant sur son expérience, son bon sens et sa grande confiance en Dieu.  La force et la qualité de l’argumentation de cette jeune religieuse de 30 ans a de quoi étonner le lecteur car elle a su convaincre Mgr Bourget de l’importance de la mission de Saint-Basile. Il dut surtout reconnaître en sœur Maillet une grande force de caractère et une détermination exceptionnelles pourtant soumises à la Volonté divine.

Avant de copier la lettre en entier dans les Annales ou Chroniques de l’Hôtel-Dieu de Saint-Basile, l’annaliste de l’Hôtel-Dieu explique brièvement la situation. Pour faciliter la lecture de cette longue lettre, des sous-titre ont été intercalés, indiquant les quatre principaux obstacles et les objections et éléments de solutions entrevus par sœur Maillet.

Présentation  de  la lettre par l’annaliste: 

Dans ces perplexités, la Sr Maillet qui avait en Mgr de Montréal la confiance la plus filiale, voyant que les choses n’avançaient pas et que le succès de la fondation était toujours en suspens, écrivit à ce Vénéré Père. Cette lettre en date  du 18 septembre, 1876, jette une grande lumière sur les difficultés que présentaient la fondation à cette époque et sur les milles tracasseries dont elle était l’objet. Elle nous peint aussi de quel généreux zèle était embrasé le cœur de nos Mères pour le succès de notre Maison naissante.

Monseigneur,

Permettez à la plus indigne de vos enfants, pour qui vous avez toujours été si bon, de venir aujourd’hui vous faire part de ses inquiétudes et de ses espérances, de ses joies et de ses douleurs, au sujet de notre chère Mission de Madawaska.

Votre Grandeur qui s’est tant intéressée à cette Fondation et qui lui porte encore un si vif intérêt me pardonnera la longueur des détails dans lesquels je me permettrai d’entrer; j’espère d’abord que ces détails ne seront pas inutiles pour éclairer Votre Grandeur sur la position vraie de notre établissement, et ensuite je serai plus tranquille et plus heureuse lorsque j’aurai fait connaître à Votre Grandeur tout ce que je pense sur l’avenir de notre Mission de Madawaska.

Vous ne sauriez croire, Monseigneur, les chagrins et les angoisses de mon cœur, depuis qu’il est question de décider définitivement, si notre Maison de Madawaska sera maintenue ou non; la pensée que tous les sacrifices faits par la Communauté-Mère, les épreuves des sœurs fondatrices de cette mission vont être perdus, qu’il faudra abandonner ces chères enfants que nous instruisons, et ces pauvres malades qui ne peuvent avoir d’autre secours sur la terre que nous, me saigne le cœur, me bouleverse.  Sans les paroles d’encouragement de Votre Grandeur, je crois que j’aurais défailli.

Quoique pour le moment nous soyons un peu plus calmes, je ne laisse pas que d’apercevoir de loin d’épais nuages annonçant encore quelques tempêtes; mais la pensée que, si Dieu est pour nous, rien au monde ne pourra nous renverser, me ranime, et avec cela, mon courage s’accroît à proportion des difficultés.

J’entends sans cesse répéter par des personnes sages et bien plus prudentes que moi, qu’il y a ici des obstacles insurmontables, et que par conséquent nous ne pourrons jamais subsister.

Obstacle no 1 : Pauvreté du milieu et besoin d’aide.

À ne considérer les choses que sous le point de vue purement humain, je vois aussi beaucoup de difficultés, mais je les envisage autrement. On dit que le lieu est trop pauvre; à cela je répondrai : c’est vrai, puisque notre chère Communauté-Mère a été obligée de nous aider beaucoup et avait même pris la résolution de nous continuer son secours encore quelque temps.

Arguments de sœur Maillet

Cependant je trouve pour ma part qu’il n’y a pas de mal à souffrir un peu les effets de notre cher vœu de pauvreté que Notre-Seigneur a tant aimé; d’ailleurs, je crois que si notre communauté de Montréal nous aide encore quelque temps comme elle l’avait résolu, nous pourrons dans trois ou quatre ans nous soutenir seules, vu les améliorations qui se sont faites depuis trois ans. Nous serons pauvres longtemps, mais nous imiterons en cela notre Divin Maître, et aussi nos premières Mères qui, pendant si longtemps eurent à vivre dans la plus grande pauvreté.

 Obstacle no 2 : L’école publique neutre et les taxes à payer, par opposition à une école catholique et des frais de pension et de scolarité.

 On cite aussi l’ingratitude des gens et le peu d’importance que l’on attache à une éducation chrétienne et au bonheur de posséder une maison religieuse; je vois bien cela dans un grand nombre, mais c’est pour moi un motif encore plus pressant de les aimer davantage et de leur faire du bien. D’ailleurs, je les excuse, l’ignorance est en grande partie la cause de tout cela; je crois, qu’avec la prière, du temps et de la patience, nous parviendrons à obtenir un changement.

Il est vrai qu’ils ne mettent pas beaucoup d’émulation à mettre leurs enfants au Couvent; mais l’ignorance et la pauvreté qui est grande pour la plupart, font qu’ils craignent de manquer du nécessaire en faisant quelques sacrifices pour nous envoyer leurs enfants. Ils ne comprennent pas assez le danger où ils exposent le salut de ces chers enfants en les envoyant à ces écoles sans Dieu, où le démon déploie toutes ses ruses, pour infiltrer son venin infernal dans ces jeunes cœurs.

Étant taxés sans raison pour ces écoles dans lesquelles on s’étudie à éteindre le flambeau de la foi, en défendant de prier et de faire aucun acte de religion; ces pauvres gens trop ignorants pour comprendre le danger qui les menace, trouvent pénible de payer pour ces écoles et de ne pas s’en servir; c’est la raison qu’ils me donnent. Cependant je trouve qu’ils commencent à comprendre un peu plus leurs vrais intérêts et je ne perds nullement confiance qu’un jour et avant longtemps, ils apprécieront le service qu’on leur rend en inculquant dans le cœur de leurs enfants les principes de la vie chrétienne.

Arguments de sœur Maillet

 Ce second obstacle ne m’effraie pas parce qu’il me semble qu’il n’est pas insurmontable, d’ailleurs je serais prête à tous les sacrifices pour procurer à ces pauvres âmes le bonheur d’une vie chrétienne. Si nous n’étions pas si pauvres et si j’étais libre de faire ce que je voudrais, pour empêcher le mal que produisent ces écoles diaboliques, je demanderais à ce que l’enseignement des externes fût donné gratuitement. Par ce moyen peut-être parviendrions-nous à faire honte à nos ennemis; au moins, leur prouverions-nous que c’est moins pour un gain sordide que nous travaillons, que pour gagner des âmes à Notre-Seigneur. Les enfants sont susceptibles du bien, et déjà nous goûtons des consolations en voyant leurs bonnes dispositions.

Obstacle no 3 : Difficulté de recruter de nouvelles religieuses.

Un troisième obstacle, Monseigneur, est la difficulté de nous procurer des sujets. Je vois aussi cela, surtout depuis que notre chère Communauté de Montréal paraît disposée à se retirer sous ce rapport.

 Arguments de sœur Maillet

Mais je trouve encore un remède; de plus, j’ai la ferme persuasion que si Dieu veut la fin, il donnera aussi les moyens. Il y a à peine trois ans que nous sommes ici; il n’y a rien d’étonnant que nous n’ayons pas encore assez de sujets pour subvenir à nos besoins.  À cela, je réponds encore qu’il y a lieu d’espérer pour l’avenir. Je puis me tromper, mais je crois apercevoir parmi nos enfants des germes de vocation religieuse, et la pensée que si nous partions, elles seraient exposées à perdre leur vocation faute de moyens et d’éducation, me touche sensiblement. Si le bon Dieu permet que nous puissions continuer, j’ai la ferme confiance qu’avant longtemps nous pourrons nous pourvoir de sujets.

Obstacle no 4 : Besoin des services d’un prêtre pour la communauté et ses oeuvres.

 Un quatrième et bien grand embarras, se présente encore; ce serait dans le cas, où n’y ayant qu’un seul prêtre à la paroisse, nous dussions être privées souvent du Saint Sacrifice de la Messe et de la Sainte Communion, secours qui nous sont nécessaires pour nous soutenir dans la vie de sacrifices que nous devons mener ici. Nous avons besoin de nous nourrir souvent du Pain des forts, afin de demeurer constamment fidèles à tous nos devoirs. Je conçois que ce point est d’une grande importance, et s’il devait toujours en être ainsi; je dirais, comme mes Sœurs, que, comme Religieuses, nous ne pouvons vivre ainsi.

Objections et arguments de sœur Maillet

Cependant, si nous ne devions, comme je le désire bien, être soumises à ces privations que pendant un certain temps, je ne voudrais pas pour cette raison quitter l’entreprise, car le Bon Dieu peut bien permettre ces épreuves et ces privations, pour nous rendre plus ferventes et nous faire apprécier davantage tous les secours spirituels que nous donnent nos Saintes Règles. J’attendrais donc en patience le moment voulu par la Divine Providence, qui, comme une bonne Mère, veille sur nous avec tant de soin.

 À présent, vous ayant dit tout ce que j’avais sur le cœur, que Votre Grandeur daigne me pardonner de venir ainsi occuper vos précieux moments; mais, dans la circonstance présente, je me permettrai de vous adresser les paroles des Apôtres au Divin Maître. « À qui irai-je si ce n’est à vous », Monseigneur, puisque partout l’on ne voit que des obstacles insurmontables, pour une œuvre à laquelle je tiens tant.

Je vous avoue franchement que bien souvent je demande à Notre-Seigneur de me rendre plus indifférente sous ce rapport, ce que je n’obtiens pas, puisque plus que jamais je voudrais faire l’impossible pour la soutenir. Si j’avais plusieurs vies, je serais heureuse de les offrir pour obtenir le salut de tant de pauvres âmes. Je vous dirai ici un marché que je fais avec Notre-Seigneur, mais, je crains fort de ne pas être exaucée; je demande souvent à ce Bon Maître que, dans le cas où notre fondation ne se soutiendrait pas, de me faire, au moins, la grâce de mourir au lieu du sacrifice, lui offrant, malgré mon indignité, ma vie en compensation du bien que je désirerais que nous fissions ici.

Malgré tout ce que ressens par rapport à notre chère fondation, je suis dans une paix parfaite, sachant que les décisions de Votre Grandeur, quelles qu’elles puissent être, seront l’expression de la Volonté Divine. Je ne veux pas demeurer ici une seule minute contre cette même volonté; mais avant que rien ne fût décidé j’éprouvais un besoin irrésistible de vous écrire encore une fois.

Début des œuvres en éducation et en soin des malades.

Le nombre des enfants n’est pas encore bien grand, mais j’en attends encore un bon nombre. Les pauvres malades continuent toujours à venir chercher des remèdes; nous en avons toujours quelques-uns habituellement dans notre petite salle, de sorte que, chaque jour, je vois la réalisation des paroles que vous m’adressâtes avant mon départ en voyant combien il m’en coûtait de quitter mes chers malades que j’aimais tant. Vous me disiez : « Allez, ma sœur, vous aurez toujours des pauvres avec vous. » En effet, nous en avons continuellement.

En vous exprimant une fois de plus ma sincère gratitude pour le vif intérêt que vous nous portez ainsi qu’à nos pauvres Acadiens, veuillez accepter les vœux que nous adressons au Ciel pour votre conservation.

Que Votre Grandeur me permette de solliciter encore une bénédiction toute particulière sur le petit Noviciat que je désire voir bien fervent; je n’oublie pas non plus toute notre chère petite Communauté, nos pauvres malades et nos chères petits enfants.

Me recommandant instamment à vos saintes prières, j’ose me souscrire, Monseigneur, de Votre Grandeur, la très humble et obéissante fille,

 Sr Maillet : R.H. de St-Joseph.

 

Extrait des Chroniques [Annales] des Religieuses Hospitalières de Saint-Joseph de l’Hôtel-Dieu St-Joseph de Saint-Basile de Madawaska, N.-B., octobre 1873 au 22 juin 1884.   Chapitre X,  p. 192-197.  Réf. : 1B1 01

Commentaires d’introduction et mise en page: Bertille Beaulieu, r.h.s.j., archiviste.

Transcription du manuscrit: Linda Thibodeau, technicienne en archives.

Photographies:

1. Mgr Ignace Bourget, évêque de Montréal de 1840 à 1876.

2. Photographie d’un tableau peint par une religieuse de Saint-Basile pour une fête de l’Hôtel-Dieu, dans les années 1930. Collection de photographies des Archives des Religieuses Hospitalières de Saint-Basile, N.-B.

3. Première maison des soeurs Hospitalières à Saint-Basile de Madawaska. Groupe d’élèves filles, quatre religieuses dont une novice, quelques rentiers et des malades. 1874. Collection de photographies des Archives des Religieuses Hospitalières de Saint-Basile, N.-B.

Histoire de l’Hôtel-Dieu (Exposition)
Grand Madawaska (Exposition)

Évènements

22 mars 2022
La chapelle Saint-Joseph au centre du cimetière des Sœurs de l’Hôtel-Dieu de Saint-Basile, N.-B. est…
Suite...
1 mars 2022
Garde Corinne Pichette, pionnière en Santé publique au Nouveau-Brunswick. De nouveaux artefacts sont…
Suite...
21 févr. 2022
Cette année, la Semaine du patrimoine du Nouveau-Brunswick, qui avait comme thème Découvrons nos…
Suite...